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Lorsque le Canada dit non – La portée du geste, 10 ans après la guerre en Irak

4 avril 2013 | Nelson Michaud, Ph.D.

Lorsque le Canada dit non – La portée du geste, 10 ans après la guerre en Irak
Le mercure refusait de monter au-delà de – 26 °C. Cela n’a pas refroidi les 3 000 manifestants qui ont avancé dans la rue Saint-Jean vers le consulat américain. À Montréal, 150 000 personnes ont manifesté dans le centre-ville. Des marches ont aussi eu lieu à Sherbrooke, Saguenay, Gatineau et Trois-Rivières. Ils étaient 20 000 à Vancouver, 10 000 à Toronto, 12 000 à Edmonton, 2 000 à Ottawa , en ce mois de février 2003.


Cette mobilisation massive était la réponse donnée par les
Canadiens lorsque leur pays a été appelé à définir le rôle qu’il
allait jouer dans la guerre que le président George W. Bush
voulait déclarer à l’Irak. Les marches populaires n’ont peutêtre
pas eu l’influence qu’on leur attribue, mais la décision de
Jean Chrétien a amené la politique étrangère canadienne à un
carrefour d’où la direction prise nous affecte encore aujourd’hui.


Photo : Tom Hanson
Photo : Tom Hanson

UNE GUERRE INUTILE ?


Il nous est maintenant facile de dire que cette guerre était
inutile, que les motifs évoqués étaient peu crédibles et que
l’économie liée au pétrole en était la principale raison. Les images
du secrétaire d’État américain, Colin Powell, agitant une fiole
remplie d’une substance blanchâtre devant les membres du
Conseil de sécurité, nous reviennent en tête et sont accolées
à jamais à un sentiment d’incrédulité. Les États-Unis avaient
tenté de rejouer la mise en scène d’octobre 1962, alors que leur
ambassadeur à l’Organisation des Nations unies (ONU), Aldaï
Stevenson, avait réussi à convaincre le Conseil, photos grand
format à l’appui, de l’imminence d’une attaque soviétique en
provenance de Cuba. Quarante et un ans plus tard, la voix de
Dominique de Villepin, ministre français des Affaires étrangères,
allait se faire l’écho d’un refus retentissant.


À l’époque, pourtant, démocratiser l’Irak pour amener un
meilleur équilibre dans la région était l’un des motifs évoqués
au nom du principe de la « paix démocratique », voulant que les
démocraties ne se fassent pas la guerre. C’est un argument qui
aurait pu séduire le Canada, qui s’investit
pour le maintien de la paix partout dans
le monde. Mais pour la première fois, la
réponse canadienne allait faire fi des
pressions américaines et britanniques,
même si Tony Blair avait servi un
ultimatum, pressant son homologue
canadien de s’engager. Pour Jean Chrétien,
cette rhétorique ne tenait pas la route et
il n’allait pas y contribuer.



DÉCIDER SEUL


Aux dires mêmes de l’ancien premier
ministre qui livrait son témoignage lors
d’un colloque organisé par le professeur
Stéphane Roussel, les 15 et 16 mars
derniers, pour tenter de mieux comprendre
les raisons de ce « non » sans équivoque,
le simple bon sens dictait la réponse :
les « preuves » avancées « n’auraient pas
tenu devant un juge de la cour municipale
de Shawinigan ». Ses échanges sur le
sujet avec le président Bush ont été
minimalistes, puisque les deux hommes
s’entendaient pour ne pas s’entendre. Son
attachement aux « valeurs canadiennes »
allait coiffer sa réflexion.


Certains ont dit que le « facteur Québec »
– autant l’opposition de la province à
une intervention que les supposées
valeurs antimilitaristes de sa population,
voire l’entourage de Chrétien où Claude
Laverdure, Eddie Goldenberg et Jean
Pelletier jouaient un rôle de premier
plan – a été l’élément clef dans la prise de
décision. Selon les principaux intéressés
et les acteurs alors présents, ce ne fut pas
le cas.


Photomédia : Claude Gill
Photomédia : Claude Gill

Il faut plutôt se référer au style direct
du premier ministre, peu enclin à la
tergiversation une fois à l’aise avec sa
lecture des événements. Certains le lui
ont reproché, lors de ce colloque, se
reportant à son manque d’égard vis-à-vis
les États-Unis : il a laissé son puissant
allié découvrir la position canadienne
à la dernière minute et par personne
interposée, c’est-à-dire lorsque Laverdure,
alors conseiller du premier ministre, a
téléphoné à Condoleeza Rice pendant
que son patron se levait en Chambre
pour répondre à la question de Stephen
Harper.


LE DÉCLIN DU CANADA


Phénomène encore plus intéressant,
l’autonomie décisionnelle dont le
premier ministre a fait preuve était
singulière. C’est lui, et non le Cabinet, qui
a pris la décision, et le Parlement n’en
a été informé que lors de la période de
questions plutôt que lors d’un débat ou
dans le cadre d’une déclaration formelle
de politique étrangère en Chambre. Cette
façon de faire sortait des sentiers battus,
au moins depuis Mackenzie King.


Par ailleurs, si l’appel au multilatéralisme
– ne pas y aller sans résolution de l’ONU –
était partie intégrante du discours,
le Canada n’aura pas réussi à rallier
suffisamment d’appuis pour modifier la
position onusienne, pas plus qu’il n’a su
mobiliser des contributeurs en vue d’une
sortie de crise, domaine de spécialité
canadienne s’il en est un. J’avais déjà
relevé cette lacune dans une analyse
publiée dans Le Soleil à l’époque et elle
conserve, en 2013, toute son importance.


Ces deux facteurs conjugués annonçaient
un double déclin : une plus grande
concentration dans les mains du premier
ministre dans la formulation de la
politique étrangère canadienne et le
début d’une plus faible capacité pour le
Canada de jouer ce rôle de négociateur,
d’entremetteur et de « courtier honnête »
au sein des nations du monde, rôle
qui lui permettait, depuis la Deuxième
Guerre mondiale, d’avoir une plus grande
influence internationale que ne lui
autorisaient son économie, sa population
ou sa puissance militaire.


Ce que nous voyons aujourd’hui, sous le
gouvernement Harper, sert sans doute une
autre vision du monde. Mais le Canada n’a
pas regagné son influence, et l’expertise de
notre diplomatie est reléguée au second
plan dans la prise de décision. Il ne s’agit
donc pas d’un phénomène nouveau, mais
d’une nouvelle incarnation du virage
entrepris il y a 10 ans. Si le Canada veut
retrouver une partie de son ascendant
international, il devra, soit retourner au
carrefour d’où il a bifurqué, soit se doter
de nouveaux outils qui lui permettront
de travailler à partir de ces paramètres
redéfinis. Ce qu’il n’a pas encore fait.


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