Dans le Vieux-Québec, il y a longtemps qu’un grand arbre de la rue Saint-Louis attire l’attention des passants et suscite bien des interrogations. Et il y a de quoi : cet arbre enserre de façon possessive un imposant boulet entre ses costaudes racines.
En descendant la rue Saint-Louis, les caléchiers modèrent le trot de leur cheval pour le montrer à leurs voyageurs. Mais comment donc un boulet a-t-il pu se retrouver ainsi prisonnier d’un arbre ? Que s’est-il donc passé ? Comme nous le verrons, nous avons enfin des éléments pour résoudre l’énigme.
Un brave arbre citadin
Notre grand arbre est un orme d’Amérique. Il y en avait un bon nombre sur la colline de Québec quand Champlain fonda la ville, en 1608. Et, depuis lors, des ormes devinrent célèbres. Il y eut l’orme des Récollets, sur les terrains actuels de la cathédrale anglicane, qui vécut fort vieux avant d’être terrassé par une tempête de vent dans les années 1850. On raconte que Champlain a fumé le calumet de la paix avec les Amérindiens à l’ombre de cet arbre. Il y eut l’orme de la cour des petits du Séminaire. Planté en 1860 pour souligner la visite du prince de Galles, il vit de nombreuses générations d’élèves courir et s’amuser autour de lui. Malade, il dut être abattu en 1941.
La maison Péan et le boulet, photographie réalisée au tournant des années 1900 pour le Guide Carrel.
Notre arbre au boulet, devenu célèbre à son tour, n’a point eu la vie facile. Ses branches n’ont pas pu se déployer sur tout son pourtour, car il est trop proche d’une imposante maison de pierre, connue sous le nom de « maison de Madame Péan ». En effet, celle qui fut la maîtresse de l’intendant Bigot y résida durant les dernières années de la Nouvelle-France. Restaurée après un incendie en 1791, la maison appartient aux autorités militaires depuis 1811. Les racines de l’orme sont sous le béton du trottoir et de l’asphalte de la rue Saint-Louis et de la rue du Corps-de-Garde, qui ont été creusés pour l’installation de tuyaux d’aqueduc et d’égout. Bien des espèces d’arbres n’auraient pas survécu à de tels traitements. Louis Parrot, qui fut longtemps professeur de foresterie à l’Université Laval, trouve admirable que notre orme survive, mais n’est pas tout à fait étonné. Il rappelle que les ormes sont des arbres très résistants, qui peuvent s’adapter aux dures conditions urbaines. L’isolement de notre orme lui a peut-être permis d’échapper à la graphiose (« maladie hollandaise ») qui a tué les beaux grands ormes du boulevard René-Lévesque.
Ce boulet est une bombe !
Il importe de préciser que ce que l’orme maintient captif n’est pas un boulet. En effet, les boulets de plomb sont plus petits que cela. Il s’agit plutôt d’une bombe. C’est un projectile métallique creux que l’on chargeait d’une matière incendiaire, qui pouvait être un chiffon de tissu, et que l’on allumait à l’aide d’une mèche. Lors de la guerre de la Conquête, en 1759, les artilleurs britanniques en tirèrent une bonne quantité sur la ville. Par coutume et par commodité, même si nous savons que notre boulet est une bombe, nous continuerons à l’appeler boulet.
L’œuf avant la poule
Bien des théories ont été avancées afin d’élucider le mystère du boulet dans l’arbre. Des gens ont prétendu que le boulet était tombé à cet endroit lors des bombardements de 1759. Le boulet se trouvant entre les racines, l’arbre le fit prisonnier en grandissant. D’autres ont affirmé que le boulet fut placé entre les racines par des militaires habitant la maison Péan, ou d’autres encore, par des chauffeurs de taxi de la station de la place d’Armes. Tous ont convenu d’un point : l’arbre est apparu avant le boulet. Et pourtant, l’examen d’une photographie, que Frank Carrel publia dans son guide touristique au début des années 1900, nous permet de nous rendre compte que, près de la maison Péan, c’est le boulet qui s’y trouva avant l’arbre.
Un utile chasse-roue fait captif
Le boulet est donc apparu avant l’arbre. Comment expliquer qu’un boulet s’est retrouvé à cet endroit et s’y trouve toujours ? L’historien Jean-François Caron, de Parcs Canada, avance une intéressante hypothèse. Selon lui, ce boulet a été soudé à une tige de fer plantée au sol, afin que personne ne puisse le déplacer. Selon cet historien, ce boulet fut appelé à jouer la fonction de chasse-roue. C’était une coutume, au temps des voitures attelées, de placer des bornes pour protéger les roues des voitures qui tournaient les murs d’angles des maisons. Ces bornes pouvaient prendre diverses formes.
On ignore en quelle année le boulet qui nous intéresse devint chasse-roue, mais on sait qu’il y était au tournant des années 1900. Puis, un jour, dans les années 1910 ou 1920, une minuscule samare d’orme virevoltante se déposa à un pied ou deux du boulet. Peut-être provenait-elle d’un orme du parc du Cavalier-du-Moulin, situé au bout de la rue du Corps-de-Garde. L’ormeau émergea et grandit à travers les mauvaises herbes. Devenu orme, il s’empara du boulet qui n’avait pas bougé depuis son installation. Et l’orme, bientôt centenaire, ne semble pas prêt à desserrer son emprise sur le boulet, son trésor. Si Jean de La Fontaine eût connu cette histoire, elle lui aurait certes inspiré une fable.