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Le Passant de Noël

11 décembre 2023 | Jean-Marie Lebel, historien

Le Passant de Noël

Voici notre traditionnel conte de Noël signé par notre historien Jean-Marie Lebel. Nos remerciements spéciaux à l’artiste Linda Lessard qui, pour une troisième année d’affilée, nous offre cette magnifique illustration pour accompagner le conte.

C’était un jour sombre et de grand froid. D’une fenêtre, j’aperçus un vieil homme qui, d’un pas pesant et fatigué, s’en venait vers notre auberge. J’avais alors 11 ans et j’y rendais des services à mon grand-oncle Joachim dont la vue baissait. C’est ainsi que j’ouvris la porte au passant qui nous était inconnu et qui parut soulagé de pouvoir enfin se mettre à l’abri.

Je sais que certains de mes lecteurs se rappellent encore l’auberge de la Tourte noire qui, dans les années précédant sa démolition, était connue sous le nom d’Hôtel Bélanger. Son nom avait longtemps évoqué les tourtes qui jadis étaient si nombreuses à survoler notre région qu’on les abattait aisément pour faire des tourtières. Le vieil édifice se dressait sur le chemin Sainte-Foy, sur le site de l’actuel stationnement de Plaza Laval, pratiquement vis-à- vis la rue qui mène à l’Hôpital Laval.

Une tourte noire empaillée surplombait le comptoir de réception où mon grand-oncle accueillit le vieux visiteur. Ce dernier demanda d’une voix douce, avec un accent qui nous parut depuis longtemps révolu : « Pourrais-je dormir sous votre toit même si je n’ai plus un seul écu dans mon gousset ? » Ce à quoi mon grand-oncle répondit : « Je serais un bien indigne hôtelier de ne pas offrir le gîte et le couvert à un pauvre voyageur en cette veille de Noël. » Son grand registre ouvert et tenant sa plume à la main, il s’enquerra : « Quel est votre nom ? » Quelque peu ébranlé par la demande, notre vieux visiteur répondit : « Je ne sais plus. J’ai porté trop de noms. » Je pus observer mon grand-oncle inscrire avec sa grosse écriture : Un Passant de Noël. Puis, se tournant vers moi, il me dit : « Va dire à ta grand-tante Anne de servir à notre voyageur de la soupe aux pois et des tranches de rôti de lard. Cela réchauffera ses vieux os. »

Tout au long de la soirée, entre des services et des commissions, je m’arrêtais au salon des visiteurs où le Passant de Noël, se berçant, racontait des épisodes de sa vie, qui me semblait démesurément longue. Il avait amassé des fonds pour aider Marguerite d’Youville à fonder son Hôpital Général. À la fin de la Bataille des plaines d’Abraham, il avait soigné Montcalm dans la maison du docteur Arnoux. Aumônier à la prison du Pied-du-Courant, il avait réconforté le chevalier de Lorimier avant qu’il monte à l’échafaud. Au temps de la Grippe espagnole, il fut fossoyeur. Tous les récits du Passant de Noël finissaient par m’étourdir. « Quand donc me pardonnera-t-on enfin ma faute ? », l’entendis-je répéter.

Mon grand-oncle et ma grand-tante n’avaient qu’une fille. Elle s’appelait Marie. Ce jour-là, je ne l’avais pas vue. Elle était dans une chambre à l’étage supérieur et on m’avait dit qu’elle ne filait pas. J’avais bien remarqué que son mari, Joseph, paraissait inquiet.

Soudain, le Passant de Noël me raconta l’événement qui avait marqué son destin : « C’était lors d’une messe de minuit à la vieille cathédrale. L’évêque d’alors, Mgr de Saint-Vallier, montait en procession la grande allée, tenant dans ses bras un Enfant-Jésus de cire. Il eut brusquement un malaise et se tourna vers mon banc pour me demander de porter l’Enfant- Jésus à sa place. J’ai refusé, me disant qu’un grand marchand aussi important que moi ne pouvait pas faire cela. Je ne voulus pas passer pour le serviteur de l’évêque. À la fin de la messe, le vieux bonhomme Crochu, un jeteux de sort, me lança : « Tu seras condamné à toujours errer. Ton cœur demeurera fermé tant que tu ne répareras pas ta faute ! »

À minuit moins quart, j’entendis sonner au loin les cloches de l’église de Sainte-Foy lorsque s’ouvrit la porte de l’auberge pour laisser entrer le docteur Rousseau. Il monta rapidement à l’étage supérieur. Sur les douze coups de la grande horloge du rez-de-chaussée, on entendit les cris d’un enfant naissant.

Je ne pus retenir le vieil homme qui se précipita dans l’escalier. Dans la chambre de Marie, éclairée par une faible lueur d’une lampe à l’huile, Joseph permit au vieillard de tenir quelques instants le nouveau-né dans ses bras. On entendit le Passant de Noël murmurer en sanglotant : « Il faut toujours garder ouverte la porte de notre cœur. »

Au matin de Noël, mon grand-oncle trouva le vieil homme dans le lit qu’on lui avait alloué, endormi pour toujours. De son visage avaient disparu les crispations de la honte et du désespoir. Ma grand-tante soupira : « Je crois qu’il a enfin trouvé le sommeil du juste. »

L’enfant que j’étais ne comprenait pas tout, laissant place au mystère. C’est pourquoi chaque veille de Noël je redeviens l’enfant que j’étais.

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