Avez-vous déjà remarqué que, sur le long trottoir de la côte de la Fabrique, les passants semblent sans cesse pressés ? Essoufflés, ils montent en direction de la place de l’Hôtel-de-Ville, de la basilique et de la rue De Buade. Cheveux au vent, ils descendent d’un pas leste vers la rue Saint-Jean, obligés de contourner avec contrariété ceux qui montent… Bien entendu, ils ne prennent pas le temps de lire les plaques historiques ou d’observer les détails architecturaux. Et pourtant, cette côte de la Fabrique, dont l’aspect a peu changé depuis le XIXe siècle, est au cœur de l’histoire du Vieux-Québec depuis les lointains jours de la Nouvelle-France. Chacune de ses maisons en aurait beaucoup à nous raconter.
De quelle fabrique parle-t-on ?
Déjà, au temps de Mgr François de Laval et du gouverneur Louis de Buade de Frontenac, le nom de la rue de la Fabrique (ou côte de la Fabrique) était connu. La plus ancienne mention du nom de cette rue qu’on a trouvée dans les vieux papiers remonte à 1681 et c’est dans un acte du grand voyer de l’époque. Et son parcours avait été tracé au tournant des années 1640 par l’arpenteur Jean Bourdon, qui travaillait pour le gouverneur Montmagny, successeur de Champlain. Le nom de l’artère vient tout simplement du fait qu’elle traversait des terrains constituant le fief de la Fabrique. Selon la vieille coutume amenée de France, on appelait « fabrique » l’assemblée des laïcs qui administraient les biens de la paroisse Notre-Dame de Québec. On les appelait marguilliers ou fabriciens. Dès le XVIIe siècle, ceux-ci concédèrent des lots à bâtir du côté nord de l’artère.
La rue des élégantes
De vieux journaux du XIXe siècle avaient surnommé notre côte de la Fabrique « la rue des élégantes ». D’anciennes photographies nous montrent les auvents déployés au-dessus du trottoir et les dames de bonne société défilant devant les vitrines des modistes, chapellières, marchands de tissus et garnitures. Le magasin Glover, Fry and Co., aujourd’hui complètement oublié, y fut pourtant le plus populaire de 1842 à 1911. C’est en 1870 que John Hamilton Simons, qui avait fondé son magasin rue Saint-Jean en 1840, vint l’installer dans la côte de la Fabrique. Ses descendants l’y ont maintenu depuis lors. On rappela longtemps que le père du fondateur avait servi sous les ordres du célèbre amiral Horatio Nelson lors de la bataille de Trafalgar. Depuis le XIXe siècle, les élégantes connaissent bien aussi les bijoutiers, joailliers et orfèvres de la côte de la Fabrique : les Seifert, Birks, Zimmerman et autres. L’horloger le plus célèbre, James G. Hanna, qui y tint boutique dès 1765, popularisa en notre ville les horloges grand-père. Plusieurs d’entre elles tiennent encore le temps ici et là.
En 1907, le tramway sur le trident des rues Couillard, Garneau et côte de la Fabrique. On remarque à gauche la Maison Livernois, studio de photographie réputé de Québec, et à droite, au tournant de la rue, la boutique de l’horloger Cyrille Duquet suivie de la librairie J. P. Garneau. (BAnQ, Centre d’archives de Québec, Collection Magella Bureau, ND Photo, 1907, P547,S1,SS1,SSS1,D1-14,P1092)
Que de bons livres !
La côte de la Fabrique fut longtemps une populaire destination pour les amateurs de livres. Durant plus de 150 ans, d’influentes librairies y eurent pignon sur rue. Sur l’une des maisons, une émouvante plaque historique nous rappelle que le poète Octave Crémazie y avait sa librairie. Dans les années 1850 et 1860, c’était le lieu de rendez-vous des gens de lettres de Québec, dont les François-Xavier Garneau et Philippe Aubert de Gaspé. La Librairie Garneau de J.-Pierre Garneau prit plus tard la relève et y connut de belles années avant de déménager dans un nouvel édifice de la rue De Buade en 1911. Dans les dernières décennies du XXe siècle, ce fut au tour de la Librairie Générale Française d’attirer les lecteurs dans la côte de la Fabrique. Que de fois, nez collé à la vitrine, nous y avons été tentés par des livres venus de France !
Passer du bon temps
Il y a de ces gens qui ont des noms prédestinés. Prenons le cas de Jacques Boisdon, qui fut le premier tenancier d’une auberge à Québec à compter de 1648. Son établissement étant situé dans la côte de la Fabrique, pas très loin de l’église paroissiale, on lui défendit toutefois de servir des boissons aux heures des offices religieux. Le site de son auberge est aujourd’hui occupé par le magasin Simons. Ce magasin englobe aussi la maison qui logea longtemps le célèbre restaurant Kerhulu fondé en 1926 par le pâtissier breton Joseph Kerhulu. C’était le restaurant préféré d’Édith Piaf lors de ses passages à Québec. On raconte aussi qu’au temps de Duplessis, des intellectuels s’y réunissaient pour préparer la Révolution tranquille… Le magasin Simons a aussi intégré l’ancien édifice du Théâtre Empire, conservant sa façade Art déco. C’est dans ce cinéma construit en 1936 que fut présenté en primeur dans notre ville le grand film Autant en emporte le vent.
Et, autant en emporte le temps, pour tous ces passants si pressés…