Apothéose
Les chemins sont affreusement étroits, je conduis à droite, il pleut et je roule beaucoup trop vite. La nervosité me gagne et se mélange à l’excitation et à la fébrilité. Depuis quelques minutes, je suis au volant d’une superbe Bentley Continental GT sur les routes de Crewe, en Angleterre. Les chemins sont à ce point sinueux et serrés que certains chroniqueurs refusent carrément de conduire l’une de ces voitures de 200 000 $ et plus, de crainte d’avoir un accident.
Mais l’expérience, pour moi, est fascinante. La rencontre avec les tracteurs de ferme qui roulent en sens inverse, les chaînes de trottoir qui ne demandent qu’à manger les roues, les ronds-points étourdissants… cette route m’excite au plus haut point. Je suis au nirvana automobile ! Sous mon pied droit, j’ai plus de 400 chevaux et un couple monstrueux prêt à rugir à la moindre sollicitation. Sous mes fesses se trouvent des sièges sculpturaux magnifiques, qui me tiennent en place malgré la vitesse et les courbes qui s’enchaînent. Déposer mon fessier là-dessus est presque une insulte, tellement ce cuir est doux et soyeux.
Dans les usines de Bentley, j’ai vu la façon dont les constructeurs choisissent les peaux qui recouvriront ces sièges : de vrais maniaques qui se gardent le premier choix. J’ai vu des mains de femmes et d’hommes soigner chaque petite couture. J’ai vu des gens dont le seul travail, jour après jour, est de coudre, à la main, le logo Bentley sur l’appui-tête et en être fiers. J’ai vu des artistes choisir soigneusement les bois qui meubleront le tableau de bord et le faire avec un soin chirurgical. J’ai vu les essences d’arbre, les chambres de contrôle de l’humidité, les mains collées… pour que je puisse m’asseoir sur un tel siège, dans un tel habitacle. Tous les détails sont soignés, tous les contrôles reflètent la richesse, même les cadrans transpirent la noblesse. Au volant d’une Bentley, on se sent riche. Très riche. C’en est presque angoissant… à moins que cette angoisse provienne de la présence de ce tracteur tirant son chargement, qui est passé si près de la voiture que j’ai cru qu’il allait l’accrocher ? Peu importe, car l’expérience que je vis derrière ce volant est grisante. Différente, en fait, de tout ce que j’ai connu jusqu’à maintenant.
Si le mot noblesse me vient en tête en conduisant une Bentley, c’est qu’elle ressemble à une grande dame qui peut avaler les kilomètres à une vitesse folle sans rechigner. La GT est une voiture grand tourisme dans le sens le plus pur du terme. Elle peut rebondir, comme elle peut s’agripper. Elle est assez pratique pour trimbaler les bagages d’un week-end et elle peut accueillir deux autres passagers à l’arrière dans un confort bien au-dessus de la moyenne pour une voiture de ce genre. Elle peut freiner fort, mais ne le fera pas avec violence. Sa direction, même une fois le mode sport choisi, ne sera jamais raide ou sèche. Comme je l’ai dit là-bas, en Angleterre, elle me fait davantage penser à un exacto qu’à un scalpel, c’est-à-dire qu’elle donne le feedback parfait, ce qui en fait une voiture que l’on peut conduire très longtemps sans se fatiguer.
C’est étrange, lorsque j’écris ces lignes, mon cœur bat encore la chamade, comme lorsque j’appuyais pour libérer les chevaux du très suffisant V8, ou encore, du fantasmagorique et immensément compact W12 biturbo de six litres et ses 567 chevaux (que j’ai pu essayer dans la berline Flying Spur) et son couple de 516 livres-pieds… à 1 700 tours/minute. La meilleure façon de vous le décrire serait d’imaginer un méchant coup de pied au… (ce que je ne voulais pas poser sur un siège de Bentley). En fait, tout en profitant d’une adhérence démentielle, les accélérations sont si linéaires et puissantes qu’il faut un moment à notre cerveau pour accepter qu’une telle masse puisse se déplacer si rapidement dans l’espace. Comme si ce dernier disait : « Ralentis un peu, veux-tu ? » Le 0-100 km, avec le W12, s’effectue en 4,3 secondes; pas le plus impressionnant, mais la sensation d’accélération est telle qu’on croirait aller beaucoup plus vite. Et si on tient la pédale assez longtemps, on peut se rendre jusqu’à 318 km/h en Europe. Cette mécanique est accompagnée d’une soyeuse (c’est vraiment le mot qui convient) transmission automatique à huit rapports, qu’il faut laisser tranquillement travailler. Pas de bras de vitesses, c’est trop vulgaire.
Puis, il y a cette suspension… on dirait du chocolat. En mode normal, elle est tout simplement délicieuse, absorbant les imperfections comme une déesse. On pourrait rouler, tarmac endommagé, sans même le sentir. Même en mode sport, elle demeure équilibrée. Sa traction intégrale de série, dont la répartition normale est de 40 % à l’avant et de 60 % à l’arrière, parvient à faire coller la voiture comme un gecko à une paroi.
Dire que mon essai de la Bentley Continental a changé ma perception de cette voiture serait un euphémisme. Je me suis régalé de chaque minute passée derrière son volant. Dans le grand tourisme, elle s’approche de l’apothéose, de la perfection. En plus d’être, en grande partie, fabriquée à la main, son design est magnifique et sa conception, preuve à l’appui, est tout ce qu’il y a de plus moderne. L’argent injecté par le groupe Volkswagen depuis le rachat de la marque a vraiment permis de réaliser de petits miracles.