Le défi d’une vie
Étant donné que depuis 10 ans que je classifie, réalise (parfois) et « photoshope » les clichés de tous les recoins de la planète, je pourrais affirmer que je connais assez bien l'Antarctique : c'est vrai pour les icebergs aux proportions démesurées et les versants abrupts couverts de blanc qui perforent des eaux noires; c'est aussi vrai pour les bases internationales qui émaillent de leurs couleurs rutilantes les immensités immaculées. Je pourrais même aller jusqu'à vous dire que je connais le chant de l’Antarctique fracassant le silence.
Oui, je pourrais, mais il me manque l’essentiel…
- Dans le détroit de Gerlache
Au-delà de l’intense sentiment de plénitude qui devrait m’envahir devant un si grand spectacle, il me faudrait être témoin de ce bouillonnement de vie qui métamorphose ce vaste désert gelé – ponctué d’imposants pics rocheux émergeant de l’inlandsis – pour saisir l’ampleur de l’unicité de la Terra Australis.
Printemps, été et automne en cinq mois (de novembre à mars) : cinq petits mois pour qu’un nouveau cycle de la vie s’accomplisse.
- Base argentine Almirante Brown
Dès les premiers rayons qui réchauffent et malgré la froidure qui s’attarde, alors que banquise et calotte polaire commencent leur liquéfaction, c’est l’effervescence dans l’eau. Avec l’arrivée des beaux jours, les forts courants marins rapportent des profondeurs de phénoménales quantités de nutriments : micro-organismes de l’obscurité froide, phytoplanctons et krill sont projetés à la clarté et se lancent dans une frénétique prolifération. Cette abondance de nourriture attire moult spécimens de créatures aquatiques et la chaîne alimentaire se déploie. Voici le point de départ de cette course pour la vie.
Pendant ce temps, ce que l’on pourrait appeler la toundra Antarctique révèle dans une relative pauvreté, au fur et à mesure que la calotte polaire s’amenuise, un sol rocailleux, parfois imbibé d’une eau de fonte que le pergélisol ne peut pomper. C’est le temps pour les quelque 200 millions d’oiseaux d’assurer une descendance : sternes, pétrels, cormorans et manchots pour les plus nombreux, exception faite des manchots empereurs qui pondent et couvent pendant l’hiver austral.
- Famille de phoques crabiers
Le temps de quelques semaines, les baleineaux chantent de concert avec leur mère. Les bébés léopards -de -mer font leurs dents sur les bébés phoques tandis que mousse et lichens font rougir le littoral rocheux.
C’est l’effervescence dans les rookeries de gorfous sauteurs pour nourrir les adolescents voraces et déplumés tandis que la cacophonie s’installe parmi les pétrels des neiges défendant, bec et griffes, leur petit duveteux de la fringale des grands labbes.
- Tandem de gorfous sauteurs
Les phoques crabiers paressent sur de petits icebergs tabulaires surveillant du coin de l’œil les épaulards et leurs attaques sournoises.
Les colonies d’otaries de Kerguelen peuplent les plages caillouteuses de la Géorgie du Sud tandis que les rondouillards manchots Adélie s’exercent au plongeon dans des eaux délivrées des glaces.
Dans la lumière rassurante du soleil de minuit, l’Antarctique s’est transformé en pouponnière géante : ça piaille; ça s’agite; ça frétille et ça barbote ! Il y a urgence : bébé doit grossir, grossir encore, apprendre la voltige ou le surf pour survivre à la longue remontée (70 000 kilomètres pour les sternes).
De temps à autre, voguant parmi les reflets turquoises des glaces et des icebergs sculptés, un frêle esquif de 60 000 tonnes avance, offrant à ses passagers – les seuls mammifères terrestres visibles alentour – le spectacle singulier d’un pan de neige se disloquant dans un bruit de tonnerre ou le reflet rosé d’un éclat de soleil sur un pic. L’aurore australe scintillante d’étoiles, ce sera demain… peut-être !
Le temps file. Bientôt, la nuit déploiera son voile obscur et glacial sur l’incroyable force vitale du Continent blanc et l’inexplicable fascination qu’il dégage !
Oui ! Je pourrais fort bien vous dire tout cela !
PHOTOS : KRYSTYNA WOZNIAK – ABEL RODRIGUE
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